L’innovation peut-elle nuire à l’emploi ?
Actualité initialement publié dans la newsletter de l’ADMEO N°4 juin 2004
L’innovation peut-elle nuire à l’emploi ? Cette question, soulevée par Jeremy Rifkin[1] en 1996, revient dans l’actualité grâce à ses différentes interventions dans la presse mais également à cause du difficile redémarrage que connaît l’emploi dans l’ensemble des économies développées. Même les Etats-Unis, malgré des signes de redémarrage ce mois-ci, traversent une période de croissance qui créer peu d’emplois. Un certain nombre d’arguments a été avancé pour expliquer cette atonie du marché du travail. En Europe, et en particulier en France, on met en avant l’existence de rigidités sur le marché du travail et d’une fiscalité décourageante pour les entreprises. Or, les Etats-Unis souffrent du même mal sans que pour autant les mêmes facteurs explicatifs puissent être retenus en première approximation. Avec un marché du travail bien plus flexible qu’en Europe et un contexte fiscal des plus favorables[2], les Américains ont dû trouver d’autres coupables : les importations et les délocalisations. Il est difficile dans ce contexte d’attribuer une origine univoque au chômage et cela d’autant plus que toutes les causes évoquées y participent de manière plus ou moins importantes. Notre objectif ne sera donc pas d’expliquer le chômage dans sa globalité, chose à notre sens des plus difficiles, mais de discuter l’apport de J. Rifkin dans l’explication d’un certain type de chômage que nous pourrions qualifier de technologique.
La thèse que défend J. Rifkin est des plus effrayantes mais également des plus provocantes : de source du progrès économique, l’innovation en deviendrait une menace. Traditionnellement pour la science économique, l’innovation est désirable, elle permet simultanément une réduction des coûts, des prix et une augmentation de la demande et de l’emploi. Si cette dynamique est possible c’est parce que le travail détruit par l’innovation se reporte sur de nouveaux secteurs en croissance, c’est la théorie du déversement de A. Sauvy[3]. Quand la mécanisation a gagné l’agriculture, elle a dégagé une importante main d’œuvre qui est venu alimenter une forte demande de travail dans l’industrie. Le développement actuel de nos économies, quant à lui, s’appuierait sur le développement des activités de services (qui émergent notamment grâce aux TIC[4]) qui absorberaient les emplois perdus dans le secteur industriel. Ce mouvement de vases communicants, qui fait passer la demande de travail[5] d’un secteur à l’autre constitue la cause de l’inquiétude de J.Rifkin. Si le rythme du progrès technologique se maintient, les gains de productivité obtenus peuvent conduire à une nouvelle destruction d’emploi sans possibilité de déversement car il n’y a pas de secteur « quaternaire ». Dans cette perspective, à terme, une destruction net d’emplois dans l’ensemble de l’économie est envisageable, provocant une baisse des revenus, de la consommation et donc de la croissance. Cette causalité, permet à J. Rifkin d’affirmer que notre système économique arrive à essoufflement.
L’argumentaire de l’auteur n’est pas nouveau, il s’agit en fait d’une remise au goût du jour de la prophétie de K. Marx (1887) qui soutenait que le capitalisme porte en lui « les germes de sa destruction ». En effet, pour ce dernier, l’économie capitaliste se caractérisait par une croissante mécanisation dont l’objectif était l’augmentation des profits par une baisse des coûts (c’est-à-dire l’obtention de rendements croissants). Cette course à la productivité (on produit autant avec moins de travail) faisait apparaître, un grand nombre de chômeurs appelés « armée de réserve ». Cette dernière bien qu’utile pour le producteur, puisqu’elle permettait de faire baisser les prétentions salariales des ouvriers, avait un effet secondaire qu’il n’avait pas perçu : la baisse de la consommation. En effet, la baisse des salaires conjuguée à l’augmentation des chômeurs devait, selon K. Marx, provoquer une baisse des revenus et donc de la demande et faire apparaître à terme surproductions et faillites. Si le temps n’a pas donné raison à K. Marx, c’est précisément car il n’avait pas prévu le déplacement du travail d’un secteur à l’autre.
Si J. Rifkin s’appuie sur la théorie de Marx, c’est parce que selon lui ce qui avait conduit à l’infirmation de la théorie de Marx, le reversement, semble aujourd’hui impossible. Rifkin propose de commencer, dès à présent, à réfléchir à un nouveau type d’organisation de l’activité économique pour faire face à la naissante destruction du travail dans le secteur tertiaire. Par exemple, les secteurs des banques, de l’assurance et de la distribution, avec l’avènement des nouvelles technologies, parviennent déjà à réduire leurs besoins en personnel à tous les stades de leurs activités libérant ainsi une importante quantité de travail.
Le travail de J. Rifkin, nourri de chiffres et d’exemples, ne peut laisser indifférent. Cependant, cette analyse n’a pas encore fait l’objet d’une étude scientifique sérieuse[6] et il n’est pas impossible que J. Rifkin fasse preuve de luddisme[7] en reproduisant pour les TIC, les mêmes craintes qu’avaient suscitées l’arrivé de la machine à vapeur en 1830 (marquée en France par la révolte des canuts de Lyon en 1831) ou l’entrée de l’électricité dans les usines en 1900. Néanmoins, il nous apparaît important de noter que le travail de J. Rifkin constitue un apport intéressant dans la compréhension du chômage. En effet, il permet de mettre en évidence qu’il existe de manière permanente un chômage structurel issu du processus d’innovation qui traduit un besoin d’ajustement entre le type de compétences disponibles et le type de compétences nécessaires aux entreprises. En effet, s’il est possible pour un manœuvre de passer de l’agriculture à l’industrie, il lui sera beaucoup plus difficile de s’intégrer dans les activités proposées par le secteur tertiaire. Par conséquent, le processus de déversement ne peut être visible, la compensation entre les emplois détruits et les emplois créés ne concernent pas les mêmes individus, si bien qu’il existe un chômage technologique structurel, issu du déclin de certaines activités industrielles. Ce chômage technologique, notamment aux Etats-Unis, est souvent attribué à la délocalisation notamment en Chine. Or, une étude réalisée par Alliance Capital Management[8] a mis en évidence que si la Chine fabrique et exporte de plus en plus de produits manufacturés, elle supprime également des emplois manufacturés et plus vite que n’importe qui, 15 millions entre 1995 et 2002 soit 15% de sa main d’œuvre. Ce phénomène peut se retrouver dans le secteur tertiaire. Par exemple, l’origine des pertes d’emplois observées dans les centres d’appels téléphoniques est bien plus souvent imputée aux délocalisations vers les pays à plus faibles coûts salariaux qu’à l’introduction de nouvelles technologies (telle la reconnaissance vocale).
Les conjectures de J. Rifkin doivent être considérées avec la plus grande prudence, il s’agit simplement de pistes supplémentaires à explorer, car si la structure de l’emploi évolue rien ne prouve qu’il y ait, au niveau global, une perte nette de travail. Par ailleurs, si l’innovation conduit, à terme, à réduire le besoin de travail dans certaines activités du secteur tertiaire, rien n’exclut que ce ne soit pas au profit de nouvelles activités qu’elle aura permis de faire émerger et que comme K . Marx, J. Rifkin n’aura pas prévu.
[1] Jeremy Rifkin, président de la Foundation on Economic Trends , doit sa notoriété à ses développements sur l’évolution du travail dans l’activité économique qu’il propose dans deux livres La Fin du travail (La Découverte, 1996) et L’Age de l’accès : La révolution de la nouvelle économie (2002).
[2] En effet, 61% des entreprises américaines échappent aux impôts sur les bénéfices. Parmi celles qui y sont contraintes, 31 % reversaient au fisc moins de 5 % de leurs bénéfices, et 0,1 % seulement plus de 30 % (le taux maximal est 35%) Le Monde, 07. 04. 04.
[3] La machine et le chômage (1980).
[4] Technologies de l’Information et de la Communication.
[5] En science économique la demande de travail émane de l’entreprise, tandis que celui qui cherche un emploi offre du travail.
[6] Dans la préface de la fin du travail, M. Rocard souligne que même s’il a le même sentiment que J. Rifkin, il lui est impossible de se prononcer sur la validité de cette analyse tant que celle-ci ne fera pas l’objet d’une véritable démonstration. Il propose d’ailleurs l’ébauche d’un modèle mathématique permettant l’étude du phénomène (pour plus d’informations voir l’ouvrage p. III)
[7] Le Luddisme est né en 1779 lorsqu’un apprenti tisserand de Leicester nommé Ned Ludd détruisit les métiers à tisser de l’atelier qui l’employait. Cette expression est depuis utilisée pour caractériser l’ensemble des réactions dirigées contre le progrès technique.
[8] Etude rapporter par J. Rifkin dans The Guardian le 4 Mars 2004.